18/08/2011

Du dénigrement des luttes féministes en milieu Alpin

Lu cet été, un format brochure papier est disponible (à Grenoble? dans tous les infokiosques bien fournis?)
Et sinon sur le net sur indymédia grenoble :

Du dénigrement des luttes féministes en milieu Alpin.

Un concert, un soir, quelque part en Rhône-Alpes*... Public majoritairement masculin. Antifasciste. Ambiance camaraderie virile, les "oÏ" résonnent de ci de là, mes oreilles tentent de passer outre les "sale tapette" ou "ce fils de pute devrait aller se faire mettre", "mon poing dans la chatte à Marine" et autres perles entendues sur scène ou dans la fosse aux lionceaux. Puis sur scène, ceux qu’on attendait avec impatience : un groupe de hip-hop anticapitaliste, antifasciste, antisexiste, antiraciste... du hip-hop sans concession. Aucune. Sauf quand, tout à coup, en intro d’un morceau, une des membres du groupe prend la parole. Elle semble réaffirmer son engagement féministe, en rappelant la nécessité pour les femmes de lutter pour le droit à disposer librement de leurs corps. Mais enchaîne en dénonçant les "dérives" du féminisme, qui, bien souvent, "se trompe de cible". Car, selon elle, il serait temps pour les féministes de cesser de "se tromper de cible", et de lutter ensemble, hommes et femmes, dans la solidarité... Spéciale dédicace aux féministes du coin sans doute, réputées un peu trop "sans concession".

Soit... Mais l’envie me vient d’élargir cette théorie. Imaginons un monde ou les militants arrêteraient de "se tromper de cible".

Imaginons-nous aller faire la morale à ceux qui crament des voitures parce que ce monde pourri leur met trop la rage et qu’il ne reste plus que ça à faire, au prétexte que c’est sans doute la voiture de leur voisin, qui s’est tué au travail 40 heures par semaines pour se la payer. Sans doute se trompent-ils de cible.

Imaginons qu’un-e anarcho-syndicaliste en grève, délaisse ses camarades coincés sur le piquet face aux CRS, pour entrer en négociation autour d’une tasse de thé avec son patron, et lutter pour l’épanouissement des travailleurs avec lui, dans l’amour et la solidarité, car après tout, le patron aussi aurait à y gagner. Puis il est sympa, ils sont pas tous pourris les patrons. Puis on a déjà les 35 heures alors est-ce bien encore la peine de se mettre en grève ? Il ne faut pas se tromper de cible.

Imaginons qu’en manif, au lieu de laisser faire le sourire aux lèvres, un-e sympathisant-e libertaire retienne la personne qui, à coté d’elle, se prépare à jeter des oeufs sur les flics. Après tout, pourquoi tant de violence ? Un peu de dialogue ne permettrait-il pas d’avancer mieux, ensemble, avec ce policier qui après tout n’est qu’un honnête homme qui doit gagner sa croûte ? Lui aussi veut sans doute vivre dans un monde meilleur. Ne nous trompons pas de cible.

Imaginons qu’un antifasciste, en pleine baston avec des fafs, s’interpose au prétexte que peut-être, s’attaquer aux fascistes, c’est se tromper de cible ? Que peut-être eux aussi sont, quelque part, des êtres sensibles ? Qu’ils ont juste eu le cerveau lavé, et pourront changer si seulement on prenait le temps de boire un coup avec eux ? S’attaquer à des personnes trop influençables, n’est-ce pas se tromper de cible ?

Imaginons, lors de concerts anarcho-punks, libertaires, antiracistes, antifascistes, tolérer les remarques racistes parce qu’après tout, elles ne viennent pas de mauvais bougres. Parce que tout le monde n’est pas parfait et qu’il ne faut pas se tromper de cible.

Imaginons que les chanteurs de hip-hop engagés arrêtent d’attaquer dans leurs morceaux celles et ceux qui se sont fait du fric dans le rap, ont mis de l’eau dans leur vin, roulent en mercedes et font la couv’ des magazines, parce qu’après tout, peut-on en vouloir à une personne qui a grandi dans la galère de vouloir accéder à une classe sociale supérieure, même si ça veut dire éluder d’où il/elle vient et abandonner ses revendications passées ? Ne nous trompons pas de cible.

Imaginons...

Enfin bref. Allez, assez rigolé.

A quand un discours venant d’un collectif de hip-hop se revendiquant entre autres "anti-raciste" sur les dérives de l’anti-racisme ? Pour le jour ou une personne racisée l’ouvrira un peu trop ? Se montrera un peu trop "extrême" dans ses revendications et se "trompera d’ennemi" ?

Tout ça pour dire : oui, ce monde est constitué de classes. Bien au-delà de la définition marxiste du terme. De classes de dominants et de dominés. Patrons et ouvriers, noirs et blancs, hommes et femmes... Et ces classes sont en lutte. C’est LA lutte des classes. Class war en anglais pour faire plus cool. Oï. Les classes opprimées, dominées, luttent pour s’émanciper de ces dominations. Et quand une classe lutte pour son émancipation en se dressant en opposition à la classe qui l’opprime, non, elle ne se trompe pas de cible. Certes, tous les hommes, en tant qu’individus, ne sont pas "dominants". Jean est très sympa, Julien est doux comme un agneau, Jack est beaucoup plus attentionné que sa cousine Jocelyne. Il y a des hommes très bien, tout comme on peut considérer qu’il y a de bons patrons, qui fournissent du travail, respectent leurs employé-es, voire roulent en R5 mais pas sur l’or. Là n’est pas la question. On ne parle pas d’individus mais de classes sociales. Or la classes sociale constituée par les hommes est une classe dominante par rapport à la classe des femmes. Les rôles sociaux attribués aux hommes ne sont pas des rôles d’opprimés, mais bien de dominants : les hommes, à tous les niveaux, ont des positions sociales valorisées par rapport aux femmes. L’espace appartient aux hommes. Ils sont encouragés dès le plus jeune âge à y prendre de la place, contrairement aux femmes, auxquelles on inculque de laisser la place à leurs petits frères, à leurs maris, à leurs cousins... Il n’y a qu’à regarder une aire de jeux pour s’en rendre compte. Les femmes appartiennent aux hommes (sinon comment expliquer qu’une femme porte le nom de son père, qu’elle ne perd quand elle se marie à un homme, qui lui donnera son nom ? Depuis des siècles, on nous refourgue de nos pères à nos maris). Un homme qui parle fort et tape du poing sur la table ne sera jamais perçu comme vulgaire, grossier, outrageant. C’est juste normal. Un homme ne sortira jamais "trop tard", ne sera jamais une "proie" potentielle. Par contre, chaque femme qui marche seule la nuit dans la rue sait qu’elle l’est. Etre sur ses gardes. En permanence. Tout comme d’autres seront en permanence sur leurs gardes de crainte de se faire contrôler, tabasser, tuer, pour la couleur de leur peau. C’est la réalité des dominé-e-s.

Alors oui, parfois on est pas trop sympas quand des types foutent leurs bras autour de nos épaules, "ouaih ça va, c’était pour être sympa ! faut se détendre !", oui mais eh, que voulez-vous, on est un peu au taquet... Mais bon faudrait relativiser, les gars, c’est vraiment si dur de se voir demander d’aller poser son bras ailleurs ? Même si j’imagine que c’est pas évident, quand vous avez l’habitude que tout vous soit permis, en tant qu’homme blancs hétérosexuels.

La lutte féministe fait partie intégrante de la lutte anti-fasciste. Ça semble une évidence quand on voit d’où viennent les attaques les plus virulentes contre le droit à disposer de nos corps, qu’il s’agisse de droit à l’avortement ou de droit des homosexuel-les et transexuel-les. Car au passage rappelons qu’un nombre considérable de pédés, de tapettes, de gouines ont fini dans les camps d’extermination, petit "détail" passé sous silence dans l’Histoire écrite par... des hommes blancs et hétérosexuels, et dont il serait bon que les camarades anti-fascistes se rappellent lorsqu’ils lancent des "sale tapette" à tue-tête. Ces attaques virulentes viennent des chrétiens intégristes, des groupuscules d’extrême droite. Elles reposent sur un sexisme beaucoup plus subtil, beaucoup plus ordinaire et s’en nourrissent. La partie immergée de l’iceberg. On parle là de viols qu’on ne peut pas nommer ainsi "parce qu’il n’y a pas eu pénétration". On parle de violences conjugales que bien souvent on ne peut pas non plus nommer telles parce que "attends, on n’a que sa version à elle, si ça se trouve elle mitonne". On parle de devoir se battre pour se voir accorder de l’espace verbal ou pour pouvoir prendre un outil en main. On parle d’oppression du corps par des normes de beauté insensées. On parle de pression à l’hétérosexualité. On parle d’inégalités salariales. On parle de la peur de marcher seule la nuit... Or on ne peut lutter contre ces attaques contre les droits des femmes qu’en les appréhendant dans leur globalité. Et en ne faisant aucune concession. De la même manière qu’on ne lutte pas contre le capitalisme en faisant des concessions.

En outre, il serait bon de ne pas oublier que cette lutte féministe reste encore à mener, ici, aujourd’hui, car tout est loin d’être acquis, et rien que pour ne pas perdre le peu qui l’a été, il ne nous faut jamais baisser la garde. Alors c’est bien beau de remercier, comme l’a fait ce soir là ce groupe de hip-hop, "celles qui ONT lutté", "celles qui ONT écrit l’histoire", mais dénigrer celles qui luttent aujourd’hui, ICI et MAINTENANT, au jour le jour ? Quel sens cela a-t-il ? Ca m’évoque ces personnes pseudo-engagées qui mythifient les luttes du passé, ou celles qui ont lieu dans de lointains pays, admirent Che Guevara et achètent du café zapatiste, mais dénigrent le moindre lanceur de pierre, le moindre militant jugé un peu trop "extrême" dans son engagement, ici, en France. Parce que "les extrêmes, c’est pas bien", comme se plaisaient à nous répéter nos ami-e-s centristes au Lycée quand on partait en manif. Les luttes féministes, d’ici et de maintenant, n’ont pas moins de valeur que celles du passé ou que celles qui se passent ailleurs, suffisamment loin pour que certain-e-s puissent se les réapproprier et bénéficier d’une crédibilité politique au rabais, sans avoir à prendre de positions trop radicales, ici et maintenant, face à des situations concrètes. Au final, 50 ans en arrière, les membres de ce collectif de hip-hop se seraient-ils posés en solidarité avec celles qui luttaient pour les droits des femmes alors ? Ce phénomène de mise à distance historique et géographique, par ce groupe, des luttes pour s’en approprier la gloire révolutionnaire sans avoir à prendre position, me laisse fortement en douter.

Je vais essayer de ne pas me tromper d’ennemi-e-s pour conclure. La femme qui, dans ce groupe de hip-hop tellement intègre, a dénigré la lutte et le travail des féministes de cette petite ville de Rhône-Alpes, en pointant du doigt "les dérives" de cette lutte, n’est pas mon ennemie. Elle fait partie de la même classe que moi. Celle des femmes. Celle dont je suis solidaire, de par mon engagement féministe. Mais tout comme le briseur de grève fait partie bien souvent de la même classe sociale que les travailleurs grévistes, elle et moi ne sommes définitivement pas des alliées dans la lutte. On peut choisir de sacrifier son engagement féministe pour préserver ses liens affectifs ou sociaux avec les hommes. On peut choisir de s’en sortir dans ce monde en guerre en s’alliant aux classes dominantes. C’est un choix, critiquable, certes. J’en ai fait un autre. Nous ne sommes pas des alliées. Point. Mais tenir un tel discours dans une salle remplie à 80% d’hommes, dans une ambiance viriliste, dans un contexte politique où les causes féministes sont de plus en plus souvent reléguées au rang de lutte de second ordre, dénoncer "les dérives" du féminisme revient à légitimer un discours masculiniste, et un anti-féminisme assez primaire qui gagne du terrain y compris dans nos sphères politiques anarchistes ou libertaires. Par là même il légitime aussi les agressions, subtiles ou pas, contre les femmes... Une jolie porte ouverte à tout un tas d’autres dérives...

...Dérives qui n’ont probablement même pas été envisagées par ce groupe qui se targue d’être "anti-sexiste".

Une sale féministe poilue et véner.

*Ce texte a été écrit à Grenoble, à la sortie d’une soirée de soutien face à la répression policière, au 102, avec La Fibre et le Collectif Mary Read

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